Vous l’avez compris, je n’aime pas l’école et je chéris donc les weekends, congés et vacances.
J’ai déjà l’immense chance d’habiter un énorme complexe paroissial en plein centre-ville.
Si la conciergerie est petite, sombre et même un jour qualifiée d’insalubre par notre médecin de famille, le reste est digne d’un château.
Il y a donc des locaux (dont une salle de spectacle avec balcon) dans lesquels nous pouvons jouer et surtout une grande cour dont la moitié est bordée de talus herbeux où poussent aussi des taillis et cotonéasters aux longues branches souples et assez solides pour les utiliser comme lianes en s’y accrochant et passant de l’une à l’autre, pour jouer à la course-poursuite à la Tarzan.
Un sentier parcourt le haut de ces talus et se termine au plus haut point sur un petit plateau où une petite cabane faite de bric de broc peut même m’abriter quand il pleut.
Je ne le sais pas, mais c’est un luxe d’avoir un tel terrain de jeux en plein centre-ville.
Une sacrée anecdote me revient. Il y a dans cette cour une paire de jeunes arbres, et l'un d'entre eux, un érable, avait une brindille brune, morte. Quand j'ai voulu la retirer, elle est devenue vivante, se tortillant dans tous les sens. J'ai une une peur de tous les diables et je l'ai jetée dans un fourré. J'ai couru vers ma mère qui, en écoutant mon histoire, a haussé les épaules. C'est plusieurs dizaines d'années plus tard que j'ai compris que j'avais eu affaire à un rare phasme !...
Ce centre paroissial accueille aussi le patronage auquel, bien évidemment, je participe. J’y ai mes meilleurs compagnons de jeu, qui peuvent venir de l’école d’à-côté, mais aussi de quartiers plus ou moins proches et même d’un village voisin, Saint-Maur, recrutés par notre ancien curé, Joseph Ermel, déplacé là-bas, à sa demande m'a récemment dit Dominique D., un rare ami restant de cette époque.
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C’est justement la fin de l'époque insouciante des bandes de garçons qui s’affrontent un peu comme dans « La guerre des boutons », mais en plus moderne. Nous coupons des tubes d’électricien en PVC pour en faire des sarbacanes de fléchettes de pages déchirées du catalogue des « 3 Suisses », roulées en cônes. Les plus méchants utilisent du carton, plus efficace, mais plus douloureux aussi.
C’est l’insouciance des années 1960, la consigne principale étant de ne pas accepter de bonbons d’inconnus…
On voyage un peu partout en ville, avec une prédilection dans les anciennes fortifications, parfois dans des terrains vagues, vestiges de maisons bombardées durant la guerre, et normalement d’accès interdits, car l’on pourrait tomber dans une cave.
Mais les meilleurs moments sont les camps de Patro.
Je peux déjà me mêler aux grands lors des préparatifs, comme l’aération et le raccommodage des tentes ou la vérification du matériel de cuisine et de l’alimentaire sec dans de grands coffres métalliques.
La veille du départ, je suis tellement excité que je ne n’arrive pas à dormir.
En plus des camps d’été, je passe une bonne partie de mes vacances à la campagne chez mes grands-parents qui vivent presque en autarcie avec leurs quelques vaches, poules et le chien « Manzy ».
Manzy
Curieux comme nom, c’est en fait une simple réponse à « Comment s’appelle-t ’il ? », raccourci en patois de « Demande-le-lui », « demandes-y », Hé oui, c’était un vagabond adopté par mes grands-parents.
La famille possède, à chaque extrémité du village, deux fermettes, qui, plus tard, seront rasées pour faire place au TGV.
La bâtisse est bâtie à angle droit, rigide, sans âme, pas trop belle, avec une cour pavée fermée par une grille. Elle est flanquée à gauche d’une grange près de laquelle passe un ru qui inonde une remise semi-encavée. Elle est pleine de trésors aujourd’hui rares : des tritons lézards, qui ont la particularité de faire repousser leur queue coupée… J’ai un peu honte à le dire, mais j’expérimente une fois.
Bon-papa Octave, moustachu impressionnant toujours mal rasé et ancien de 14-18 n’aime pas qu’on joue à la guerre. Je l’ai appris plus tard, tout comme, pris dans les « gaz moutarde », il ne savait plus dormir allongé, et passait ses nuits assis dans un fauteuil.
D'ailleurs, un soir, je sors de ma chambre pour tomber presque nez à nez avec ses flasques fesses blanches ponctuées de points rouges que bonne-maman enduisait de je ne sais quelle crème. Purée que je me fais tutoyer de ce crime de lèse-majesté ! Et il est vrai que pour moi, gamin, les fesses d’Octave étaient impressionnantes et que mes yeux ont certainement dû être fameusement ronds.
22 juillet 1969. Je découvre au journal télévisé l’alunissage et les premiers pas de l'Homme sur la Lune, sans en comprendre la portée réelle. Puis, une fois le reportage terminé, ma grand-mère se tourne vers nous avec un grand sourire ponctué par un « Cinéma ! »
Un jour, à la nuit tombée, assis avec bon-papa à la grille de l’entrée de la courette, j’attends qu’un pigeon se fasse électrocuter par les fils électriques. La veille, il y en avait un qui était tombé et il allait améliorer l’ordinaire. Nous nous asseyons souvent ensemble. Le paysage est magnifiquement simple : prairies, champs, bosquets et petites buttes. Et puis la température vespérale est douce, un léger vent tiède qui sent bon la campagne d’un soir d’été, avec des odeurs allant de l’eau fraîche du petit ruisseau tout proche, au foin qui sèche au loin, le tout relevé de bouse de vache. Les dernières hirondelles rentrent au nid et les alouettes se taisent au loin.
— Tu sais que la Lune est une menteuse ? me lança soudain bon-papa.
Mais pourquoi me mentirait-elle puisqu’elle ne me parle pas !, j'étais interloqué et j'attendais ses explications
— Hé bien tu vois, quand elle forme un « C » comme « Croissante », elle va diminuer. Et quand elle forme un « D » comme « Décroissante », elle va grossir…
LA WANTE
Plus tard, je retrouve la campagne dans la seconde maison, à l’autre extrémité du village, sur un lieu-dit appelé la « Wante ».
L’odeur du purin ammoniaqué que détestent tant de citadins est pour moi un parfum qui appelle bien des souvenirs agréables.
Il y a bien entendu les souvenirs sensoriels comme celui de la poussière de la terre sèche, chauffée par le soleil d’août. Les blés murs et les foins que l’on ramasse.
Le vent qui ramène sur moi des insectes tantôt bizarres, tantôt impressionnants lors de balades à travers taillis et prairies avec les orties et ronces qui me cuisent la peau ; le passage de la chaleur sèche à la fraîcheur humide de la proximité des bosquets, de l’ombre des arbres et de la présence d’une mare ou du ru de Fontenelle presque à sec.
Plus loin en remontant sur la route en laissant le bois de la Wante à gauche et donc en remontant vers Braffe, j’allais vers la solennité du gros tilleul bi ou maintenant bientôt tricentenaire, témoin de l’allée, de la route, qui menait au château. C'est un rescapé de la folie destructrice allemande : des maquisards s’étant cachés dans les branches de l’allée de ces arbres pour canarder les envahisseurs.
La Wante, comme on l’appelait, est une petite fermette en retrait par rapport à la route. Un chemin y mène et semble continuer, mais après quelques mètres il est totalement envahi par des taillis de ronces et arbustes en tous genres. Avec mon vélo, en faisant le tour du bloc de champs, j’ai vite deviné sa sortie et je me suis mis en tête de le déblayer.
J’ai, pour débroussailler, une faucille ou une hachette, je ne me souviens plus. Mais la tâche se révèle impossible pour un gamin qui rêve de le faire en une paire de jours.
Abandon donc.
Aujourd’hui, mon cœur a mal quand j’y retourne, car cette fermette a été rasée et le paysage est complètement défiguré par le TGV. Un pont l’enjambe et rejoint ce chemin restauré.
À la Wante, un petit peu plus bas, habite ma marraine qui, avec son mari, tiennent une ferme. Elle est à portée de voix, ou plutôt à portée de cris. Elle m’appelle pour le goûter où j’ai droit à de plantureuses tartines au beurre et à la cassonade. Plus un verre de lait. Je reste là à jouer dans les ballots de paille interdits ou avec ses filles, Kathy, Karine et la petite Krystel que j'adorais.
Je vais voir les cochons puants et leurs cochonnets, taquiner un peu les poules, observer (de loin) les taureaux, admirer le cheval de trait dont j’ai oublié le nom. Puis c’est l’heure d’aller chercher les vaches pour la traite. Ces bestiaux sont sacrément paresseux. Ils savent s’arrêter au milieu de la route pour roter paisiblement ou en lâcher « une » bien flasque.
Avec une baguette, on les titille, mais pas trop : elles doivent marcher et pas courir, sinon le lait tourne. Oui, je ne le ferais plus.
Le soir, le retour à la Wante se fait dans l’autre sens : c’est maman qui m’appelle pour le souper. Souvent une paire de délicieuses assiettes de « soupe » de lait battu chaud aromatisé à la cassonade…
J’ai aussi un bon souvenir du potager, un classique de campagne, avec toute une panoplie de légumes, dont les fameux haricots qu’il faudra nettoyer plus tard. Entre ce potager et le verger, il y a une haie d’arbustes fruitiers, principalement de groseilliers. Il est parsemé de toute une série de plantes aromatiques, et, de-ci de-là, quelques fleurs viennent colorer ce tableau idyllique. De l’autre côté, des poiriers voient leurs les branches plus ou moins étagées contre un mur de clôture en plaques de ciment/béton.
Au petit matin, on peut voir des lièvres se servir du côté des laitues.
Le verger est dans une espèce de cuvette. L’argile extraite de cet endroit fut utilisée pour la confection des briques de la ferme. De cette exploitation, il reste des talus hébergeant des noisetiers. Ils sont fort abrupts et ne m’offrent pas vraiment un terrain de jeu. Les pommiers ne sont pas majestueux. Plutôt sales de mousse, dangereux pour la tête et les pieds avec les pommes pourries. En plus il peut, à certaines périodes, y avoir des moutons teigneux. Je me suis fait charger plus d’une fois. Sales bêtes.
La façade de la Wante, à flanc du chemin, est classique, couverte de ciment quadrillé, imitant les briques. L’arrière l’est tout aussi, mis à part la particularité d’avoir comme un préau couvert d’un à deux mètres de profondeur sur presque toute la longueur. Il y a même un poêle qui sert à cuisiner à l’extérieur par fortes chaleurs.
Il y a aussi un gros cerisier proche d’une fenêtre, mais peut-être que je confonds avec l’autre maison : les souvenirs d’enfance sont ce qu’ils sont. En tout cas, mon frère aîné attend patiemment les merles pour les tirer avec une carabine 6 mm, ponctué par un « zut » ou un « je l’ai eu ».
L’étage et son escalier font partie de mes plus fameux souvenirs. C’est grâce à lui que je sais depuis longtemps que l’on rêve avec tous les sens, y compris l’odorat.
Rien que l’évoquer réveille d’ailleurs mes souvenirs de ces odeurs particulières.
Cet escalier, aux vieux restes de peinture verte, brune et blanche, part de l’arrière-cuisine et est fermé par une porte. La fermer, c’est passer de la lumière à un côté sombre, obscur, source d’inquiétude les premiers temps. Ce côté émotionnel a mis tous mes sens en alerte, imprégnant mon cerveau de ce monde sensoriel. Au fur et à mesure des jours, des semaines, mon inquiétude disparait pour laisser place à l’exploration.
L’escalier et le grenier sont donc un passage obligé pour accéder aux chambres mansardées. Ce n’est pas un grenier de citadin qui sert à stocker les choses devenues inutiles, car il y a peu d’inutile là-bas. Mais un ancien vrai grenier dans le sens premier du terme, où des grains y furent stockés, conservant ces traces dans quelques recoins ou fentes avec un mélange d’odeurs particulières : le vieux bois sec, notamment celui de l’escalier, de la charpente et du sol, de la poussière, des grains de blé ou autres, archi-secs, et de l’odeur âcre d’une souris morte dans un piège.
Une fois couché, j’attends le chant du rossignol, gai, enchanteur, mélodieux, insouciant comme moi du fait qu’une bonne trentaine d’années plus tard, des bulldozers allaient faire table rase de cet endroit bucolique, quasiment idyllique.
Parfois, je ne dors pas. Mes classiques insomnies ponctuées du bruit de la pluie, du vent dans les arbres du bois de la Wante ou de la petite peupleraie plus loin. Une vache meuglant, un coq insomniaque qui allait passer à la casserole, des grillons chantants et probablement quelques cris de rapaces nocturnes ; enfin, parfois des bruits de parties de jeux de cartes en bas.
Le pire, ce sont les souris qui trottent dans le faux plafond de la chambre, à me faire descendre pour me plaindre ou calmer mes craintes.
Mon lit est posé sous la pente du toit, près de la fenêtre. Un matin, je m’assieds vivement, et ma tête rencontre le plafond. Directement recouché j’admire la fosse laissée par cet impact en m’imaginant, sourire béat, qu’elle allait rester là pour toujours.
Les visites aux grands-parents ne se limitent pas à l’été, et c’est bien moins gai en hiver. J’ai souvenir de journées, enfermé et avec peu de jouets, comme celui d’un château fort, avec un petit canon en métal, capable d’envoyer des morceaux de bâtons d’allumettes.
Un poêle au charbon surchauffe la pièce, ce qui n’empêche pas la buée de la cuisine ou de la lessive sur les fenêtres.
Les nuits sont froides, et pour réchauffer le lit, ma grand-mère utilise des briques ou du ciment réfractaire cerclé, protégé par des essuies pour le pas être brûlé.
Nous n’avons pas de voiture, et nous empruntons donc le bus, il faut compter une bonne heure de voyage. Il ne passe pas devant la maison, et on doit parcourir au moins un kilomètre à pied, chargés de nos bagages, pour rejoindre l’arrêt. Je me souviens ainsi d’un soir d’hiver, il fait nuit, où les pavés verglacés nous obligent à avancer quasiment à quatre pattes. Et puis, sans aubette pour nous protéger du vent glacial, attendre cet autobus… qui ne viendra finalement pas. Les téléphones ne sont pas répandus, mais heureusement, la ferme près de l’arrêt de bus en possède un. Cependant, il n’est pas évident d’avoir des informations un dimanche soir…